Par MÉRIAM KORICHI
La chambre à brouillard, aquarium couché qu’on regarde du dessus, dont le fond est un métal noir refroidi à -30°, rempli d’isopropanol qui se gazéifie en se réchauffant au contact de l’air dans la partie supérieure du caisson de verre, se trouve au milieu de l’espace d’exposition, rétroéclairée. Elle est incessamment bombardée de particules, comme nous le sommes. Des particules qui proviennent de la radioactivité environnante, émise par le béton des murs, par les objets qui nous entourent, par nous-mêmes, surtout par l’air que nous respirons, tout cela contient plus ou moins d’atomes instables, Uranium 238, Potassium 40, Thorium 232, qui se désintègrent et émettent des particules α, β, γ. Murs, objets, air, nous tous·tes, animé·e·s ou inanimé·e·s, nous rayonnons. D’autres particules proviennent du rayonnement cosmique. L’atmosphère terrestre est bombardée de particules galactiques et extragalactiques primaires, fusant à des vitesses relativistes. Nous ne le sentons pas, nous ne le percevons pas mais l’instrument scientifique est là depuis plus d’un siècle pour nous rendre manifeste le phénomène quand certaines de ces particules chargées interagissent avec le gaz réfrigéré.
Je contemple les traces produites par ces corpuscules passe-muraille, qui apparaissent et disparaissent dans la chambre.
Une particule chargée, un électron, un proton, un muon, un alpha, un positon, invisible, passe et la matière gazeuse se liquéfie, une traînée de milliers de gouttelettes sous nos yeux se forme dans la lumière. Une ligne qui file droit, une trajectoire se- mi-linéaire agitée de gauche à droite, une gerbe épaisse et courte. L’élément signe son passage en créant un tracé distinctif et fugitif fait de brouillard.
Se matérialise puis se dissipe une multitude d’interactions électromagnétiques isolées. Cet isolement, ce caractère erratique me frappe. Ces particules élémentaires errent dans l’air et le vide. Un jeu de billard dans le brouillard.
Où vont-elles, ces particules ?, je m’interroge. Mais la question se retourne et pointe, accusatrice, leur provenance : désintégrations d’atomes instables, vent cosmique errant. Des résidus. Du rebut. Je me prends à penser que ces particules élémentaires ne sont que des déchets de la matière, de la poussière inframicroscopique qui meuble si faiblement le vide.
Des traces blanches évanescentes sur fond noir : Blanc/ Noir. Particules chargées +/-. Positif/Négatif. Le système est binaire, simple. En apparence en tout cas. La tentation est forte de transporter cette binarité sur le plan métaphysique. Je songe à une chaîne d’antinomies emblématiques, symboliques, porteuse de sens. En apparence en tout cas. Le plein s’oppose au vide, le quelque chose au rien, l’être au non-être. Je songe à la pensée ferme de Parménide mais aussitôt aussi au désarroi d’Hamlet. C’est l’un ou l’autre ? Le sol devient meuble, les pieds s’enfoncent. Trouble dans le noir.
D’abord on s’émerveille du feu d’artifice de condensations, du ballet incessant des tracés, dessins en 3D que fait la physique grâce au gaz qui devient liquide. Puis l’apparition et l’effacement arythmique et incessant de ces traces taraudent. Effets de désagrégations, de ruptures, d’arrachements, de dislocations, ces particules élémentaires vont poursuivre leurs trajectoires sans but dans le noir. Pour l’éternité. La danse devient infernale. Zéro composition d’ensemble. Comme des traces d’avions dans le ciel ? Mais il n’y a pas de plan de vols pour ces particules qui tracent et filent dans l’air et le vide. La chambre avec ces traces fugitives, qu’elle ne peut pas retenir, est comme une fenêtre sur un cimetière éternel où dansent des restes de matière à l’état spectral. Comme après la bataille de la production de matière. Où sont les forces fondamentales ? Cette chambre ouvre une fenêtre sur des limbes, pensé-je. Les limbes des particules en déshérence. Après l’étonnement, la perplexité, maintenant c’est le spectre de l’angoisse qui s’agite. On peine à maintenir les affects à distance. Le sens de la déperdition d’énergie qui jette ces éléments désajointés dans l’espace immense et noir crée un peu d’effroi. Reviennent l’humeur et le souvenir d’Hamlet, malade de mélancolie, l’humeur noire justement.
Je lève le nez de l’aquarium.
Le théatron éclate en tous sens. La focalisation artificielle, privilégiée par la pénombre, se diffracte. Le regard n’est plus aiguillé vers une seule direction, et l’attention happée vers une seule scène vers laquelle tous les regards de tous les regards doivent converger. La scène est partout alentour, le théâtre multiple.
Le moment consacre un point de bascule. Un passage de relais. D’un monde l’autre. Le scientifique passe le relai aux artistes et collabore avec eux. Que cette chose soit partagée, qu’elles, qu’ils, s’emparent des principes de l’univers qui produit ces ballets de particules élémentaires non chorégraphié d’une intensité qui ne laisse pas indemne. Le détecteur est sorti du la- boratoire scientifique, la machine a franchi les murailles de sa discipline. La chambre sort de l’ombre au moment où elle risque l’oubli en étant remisée au musée et à la fête de la science, d’autres techniques de détection étant désormais plus performantes pour faire progresser la physique des particules. Ce geste rétablit des liens historiques, répare des ruptures qui sans doute nous handicapent, car cette même physique des particules souffre d’un déficit d’image, alors même que la beauté et les qualités esthétiques des prouesses théoriques et instrumentales en sciences physiques ont été historiquement des arguments de poids pour battre en brèche les blocages obscurantistes et conservateurs, et continuer d’avancer, de percer les énigmes de la nature. Détecteur déclencheur : les artistes prennent la main et ont toute latitude pour montrer que ces images et ces objets de science sont beaux et qu’ils appartiennent à un monde partagé, autant scientifique qu’artistique, qu’imaginaire.
La science passe le relais à l’art sur fond d’une collaboration au long cours entre le physicien, Olivier Dadoun, et le plasticien, Nicolas Darrot. La chambre à brouillard les pousse à s’emparer d’images d’un autre détecteur de particules, la chambre à bulles, qui n’ont quasiment jamais été exploitées, pour créer un objet visuel entre le diaporama et la stop-motion évocateur de cosmos, de vaisseau spatial, d’odyssée intersidérale et inframicroscopique et de vocabulaire graphique énigmatique. Le travail plastique de Nicolas Darrot franchit délibérément les seuils et les frontières entre les matériaux, les pratiques et les sujets. Il utilise papier, pierre, pho- tographie, il dessine, il sculpte, devient maquettiste, il joue au lévite, techniques multiples. S’agit-il de paysage, de nuage, de cosmos, de bactéries, de minéralogie, de particules élémentaires ? La recherche est polymorphe et curatrice. Des bornes extérieures n’imposeront pas de limites au faire, à la curiosité, au désir.
Les mains retiennent ce que la chambre laisse filer, et restaurent, restituent l’intensité, la densité, l’épaisseur des palimpsestes que créent incessamment le passage des particules. Rémanences, dit Clément Bagot, ces hyperdensités sont rendues grâce au dessin dévorant. Aspirations blanches, traces qui flaquent, hyper-ruissellements, confluences, trames et saturations hétérogènes auxquelles l’artiste se consacre depuis longtemps. Quelque chose d’essentiellement pluriel et couvrant se trame. Après avoir été happé·e·s par la fenêtre ouverte de la chambre à brouillard, on est absorbé·e·s par les motifs à l’encre blanche sur fond noir déployant des paysages à la topographie réticulaire qui ménage des trous blancs, envers théoriques actuels des trous noirs dans la cosmologie contemporaine.
La beauté des ciels étoilés – à quoi tient-elle ? Elle retient la lumière des étoiles. Les images de ciels étoilés en offrent un succédanée. La surface, la rétine, l’impression photographique capte le bouquet d’intenses émissions de lumières stellaires, la capture et la garde pour elle-même, elle l’emporte. Ce que la chambre à brouillard ne peut pas faire, rendant visibles pour un temps seulement éphémère des passages de particules invisibles et fonda- mentales –, l’image le peut.
La rétine demande de ne pas laisser gagner l’oubli, l’obscurité ou les glaces ensevelir les existences et les efforts humains. Le sujet est celui du besoin d’exploration, du risque de naufrage et du recours ancestral de la bouteille à la mer, toujours à disposition. Des navires se sont lancés sur le fond noir des océans naviguant aux étoiles. Grands voyages, traversées, expéditions vers des régions inconnues portées par le courage et le désir de connaître, d’aller de l’avant, de plonger dans le noir et de le braver. En 1847, l’expédition Franklin mit cap au pôle Nord, perdit ses deux vais- seaux, les bombardes Erebus et Terror, et tous ses hommes d’équipage, au milieu d’un dix-neuvième siècle dont la voûte céleste s’ornait des feux anormaux d’une étoile supermassive dans la nébuleuse Eta Carinae, causés par des explosions fantastiques à sa surface, perceptibles sur terre en 1838. Une luminosité extraordinaire et changeante marqua le ciel terrestre pendant dix-huit ans. Alyssa Verbizh a vu le jeu d’échelle vertigineux dans l’objet pop du bateau contenu dans une bouteille, comme un symbole inversé du message jeté à la mer. S’offrait la possibilité de raconter cette aventure à hauteur d’homme et d’imaginer Eta Carinae brillant de ses feux instables sur les bateaux en perdition de l’expédition. Comme une lampe torche déchirant à peine l’obscurité. Le noir est traversé par des flashs de lumière, qui ne peuvent annuler l’extravagance de la prise de risque humaine — la preuve, tous les hommes de cette expédition sont morts. Mais un témoignage en est resté et nous est parvenu : un membre de l’équipage a laissé une note sous un cairn à 3 kilomètres 8 du continent américain sur l’île désolée et glacée de Nunavut. Nul n’a vu parce que personne alors n’était là pour voir. Mais le message fut retrouvé et délivré, et aujourd’hui l’histoire de ces bateaux perdus dans le blanc polaire est reprise et relayée par un film d’artiste montré dans le même espace qu’une chambre à brouillard.
Que les traces soient conservées, soudain c’est ce qui compte. Qu’on en prenne soin, qu’on invente autour des traces, qu’on étaye leurs existences. Marquer le passage du fugitif. L’art fournit des moyens de conservation, de soins, en inventant des rituels, des protocoles. Non pas pour rendre familiers les processus de matérialisation des choses, car de cela, la physique s’en occupe : c’est dans le règne matériel et son aléa fondamental, son instabilité, son agitation incessante et chaotique, que nous plonge le détecteur à l’isopropanol réfrigéré. Et il faut continuer à plonger encore plus profondément dans ce noir, explorer les abysses de l’espace, fabriquer des silos circulaires sous des montagnes, aller sous le Gran Sasso traquer le côté sombre de l’univers, inventer d’autres chambres hyper sensibles à la microtemporalité des particules, d’autres flashs lasers suiveurs d’électrons, pour poursuivre notre quête de savoir, car nous ne savons pas encore ce que peut et sans doute pas non plus ce qu’est la matière, en particulier quand elle est noire. Il faut être gourmand et dévorer, toujours plus, l’ignorance. Mais ce dont s’occupe l’art, à part et à côté de l’instrument de connaissance, c’est d’imprimer durablement la rétine et d’avoir un effet viscéral. L’art s’occupe d’affecter la sensibilité par des visualisations inédites, qui sont des processus de redéploiements du réel, par retour, recombinaison et recréation. Et l’art répare le réel quelque fois. Les artistes sont des réparatrices, des réparateurs.
Du brouillard créé par l’interaction de particules élémentaires aux nuages de Masanao Abe, le lien, de ce point de vue, est direct : ses études si belles et si étrangement obstinées ont été sauvées in extremis de la benne et affichent aujourd’hui leurs évi- dentes qualités plastiques tout en témoignant de l’existence d’une communauté historique de chercheurs autour du brouillard et de la poussière créatrice, condensant l’air dans l’atmosphère en volutes et masses de gouttes suspendues constituant les nuages. La première chambre à brouillard fut mise au point en 1911 par un physicien écossais, Charles Wilson, fasciné par la physique des nuages, les brumes le poussant vers le prix Nobel quinze ans plus tard.
Le vertige de l’oubli, là est l’angoisse. Ce n’est pas du rien, ou du vide qui n’est jamais vide, que naît l’angoisse, mais du néant, de la violence d’être ramené à rien, de ne pas avoir été, après avoir été.
Au moment du passage du monde clos à l’univers infini, Tycho Brahé, le danois, ne voulut pas lâcher la foi pour l’ombre. Premier grand observateur de la cosmologie moderne, découvreur de supernovae et de comètes abattant la représentation d’harmonies célestes figées pour l’éternité, Tycho Brahé, romanesque et rigoureux, au cache-nez de métal, pour avoir eu son nez tranché dans un duel, put sentir l’odeur du bûcher et de la mélancolie dans le système de Copernic. Il inventa alors son propre système théorique, géohéliocentrique : la terre restait au centre, garante du sens. Penser des états superposés, être au centre et ne pas être au centre, être ou ne pas être, rêver peut-être, fait échapper à la binarité, et dessine une perspective dynamique. Le fondateur de la physique moderne, qui mit l’observation avant l’interprétation théorique, le géant sur les épaules de qui sont montés Newton et avant lui Kepler, a bien failli être un oublié de la grande peinture. Aujourd’hui, l’oubli est réparé. Un portrait à la manière flamande, puritaine, précise, frontale, s’envole au mur. Un prêt de l’Alte Pinacotek de Munich, du Reijksmuseum d’Amsterdam, de la Frick Collection de New York, du Musée des Beaux-Arts de Prague ? Portrait simultanément actuel et d’époque, avec son cadre d’apparat, analepse saisissante, voici un fast backward dans la peinture qui fait surgir le visage tranché du grand seigneur physicien grâce à l’art virtuose d’un peintre du siècle d’or, Joesp van Koor Eytchij vivant à travers son alter égo contemporain Youcef Korichi. Plongée dans le temps. L’angoisse de l’oubli étreignit Tycho Brahé au moment de sa mort. Dans un moment de lucidité, il saisit son as- sistant, Johannes Kepler, et lui demanda de poursuivre ses travaux et de les faire connaître, pour qu’il n’eût pas vécu en vain.
Tycho Brahé meurt en 1601, l’année où Hamlet apparaît sur scène pour la première fois. Fidèle à la prière du maître, Kepler récupère toutes ses observations et ses calculs remarquables et le nez au ciel et la main instrumentée, produit ses lois mathématisant les orbites des planètes du système solaire. À la veille de sa mort, dans la misère et lui aussi au bord de l’oubli dans lequel risquent de tomber ses efforts forcenés, car tous ces chercheurs sont dans un régime d’efforts forcenés qui les soulèvent de terre jusqu’à ce que les forces leur manquent, donc à la veille de sa mort, au bout de ses forces et au bord de l’effacement, Kepler écrit un distique élégiaque qu’il destinait à servir d’épitaphe pour sa tombe : « Je mesurais les cieux. Je mesure maintenant les ombres de la Terre. L’esprit était céleste. Ici gît l’ombre du corps. » Kepler mourut en 1630 dans cet écartèlement entre le tellurique et le céleste. La mélancolie du maître et de l’époque baroque planait encore. Un besoin de réparation et de compréhension se faisait sentir. Deux ans plus tard, en 1632, Spinoza naît. Changement de cap, on rebat les cartes. Ré-aiguillage de regard. Exit la mélancolie grevant le désir de connaissance en expansion. Entre la substance de ce qui est fondamental et l’intelligence qui veut la comprendre et l’expliquer de bout en bout, il y a un trait d’union : c’est la sensibilité corporelle et, comme dit Spinoza, on ne sait pas ce que peut le corps.
Le lien de la terre au ciel étoilé est tangible, de l’ordre du sensible. Nous sommes le trait d’union, traquant ces énergies in- visibles qui ont une telle puissance affectante. On invente des instruments, des stratégies, des procédures, des protocoles pour forcer les seuils de perception, percer les densités, traverser les murs, les écrans, les barrières, pénétrer la compacité des montagnes et aller, jusqu’au coeur de la lumière des étoiles, voir le continuum des mondes dans l’univers tel qu’on le sent. C’est la quête de Juliette Agnel. Elle se demande si justement pourquoi ce que l’on ressent si fort nous ne le voyons pas. Alors, comme un sourcier, l’artiste pousse le dispositif enregistreur du visible, la photographie, à capturer la puissance de l’invisible perceptible. Le lien entre le tellurique et le cosmique est rétabli, réparé, partagé. Elle savait qu’elle avait un rendez-vous à honorer avec la chambre à brouillard.
Alors soudain l’angoisse des évanescences blanchâtres de la chambre s’inverse en son contraire : soulagement et joie parce qu’il y a quelque chose et non pas rien, et cette affirmation ne souffre pas de pourquoi. C’est comme ça. Ces amas de goutte- lettes de gaz condensées, précipitées dans une direction puis une autre et une autre et une autre sans fin, ces traînées fines, longues, courtes ou épaisses, linéaires ou courbées, ces trajectoires erratiques ou claires, deviennent des marques de la nécessité de la matière et de son apparition, et non plus des signes de sa dé- sintégration, ou de la fatalité de sa disparition. Qui plus est, ces particules ne sont pas des résidus perdus mais des structures in- complètes qui se combinent avec d’autres pour se défaire et se recomposer ailleurs. Une danse dynamique se structurant dans l’espace et qui traverse les murailles, comme les sculptures tubulaires d’Anne-Charlotte Yver, traversantes, ouvertes, modulables, inscrites dans un chemin de transformations, figurant un grand chantier en construction multi-sites, dans un face à face avec les fondamentaux de la matière. Loin d’un jeu de construc- tion aléatoire. La structure passe-muraille garde la trace de ce qu’elle a été et de ce qu’elle a dû quitter pour (se) reconstruire. Revenons à l’aquarium à particules, pour se laisser happer par son brouillard, par la nébuleuse qu’elle crée là, génératrice d’un collectif : le collectif de la chambre à brouillard. C’est son premier rendez-vous. Il y en aura d’autres.