Entretien avec Olivier Dadoun, par Mériam Korichi
MK : Qu’est-ce qui fait qu’un scientifique, comme toi, s’intéresse à l’art au point de se charger d’un « commissariat d’exposition » et de se démener pour réussir à la monter ? Et d’ailleurs peux-tu nous dire quel genre de scientifique tu es ?
OD : Un élément essentiel a été la rencontre avec Nicolas Darrot. C’était à l’été 2014. Alyssa Verbizh connaissait Nicolas Darrot et me l’a présenté pensant que nous aurions des choses à nous dire, comme il s’intéressait sérieusement à différents domaines scientifiques. Quand je l’ai rencontré, il voulait fabriquer une chambre à brouillard pour une exposition qui devait avoir lieu à Galeries Lafayette Anticipations. A l’époque, je travaillais au laboratoire de l’accélérateur linéaire à Orsay (l’actuel IJCLAB), où se trouvait justement une chambre à brouillard. J’ai donc commencé à me renseigner auprès des gens qui connaissaient bien la machine. Je voulais savoir si c’était possible d’en fabriquer une facilement. J’ai découvert que c’était un peu compliqué. Même si c’est une machine relativement simple à construire, cela demandait un peu de personnel et de compétences, des gens qui connaissent la cryogénie, l’électronique et la mécanique. Et construire une machine à brouillard de toute pièce, cela aurait demandé du temps, ce qui n’était pas compatible avec son calendrier ni avec le mien. Finalement, Nicolas Darrot a décidé d’utiliser une vidéo de chambre à brouillard qu’il a projetée avec sa pièce nommée Argentière. Donc dans l’histoire de cette exposition autour de la chambre à brouillard, il y a d’abord eu cette première étape : la rencontre avec Nicolas Darrot. Un deuxième événement a été très important aussi : l’exposition de Tomás Saraceno au Palais de Tokyo fin 2018.
MK : Le titre, c’était On Air.
OD : Oui ! Tomás Saraceno exposait des toiles d’araignées dans des cubes en verre. Il voulait que les visiteurs s’imaginent la toile d’araignée comme un possible détecteur d’ondes gravitationnelles, mettant en relation les toiles d’araignée in vivo et une expérience de détection d’onde gravitationnelle en cours, Virgo, en Italie. Pour moi, c’était inédit et ça a été une sorte de déclic. J’ai trouvé assez incroyable cette liberté qui consiste à pouvoir se saisir de notions et de concepts de physique très sérieux et de les déplacer, les transposer et construire d’autres paradigmes, et de pouvoir ainsi faire communiquer des imaginaires très différents. A partir de ces deux événements-là, j’ai commencé à m’autoriser à mettre un pied dans l’art, un pied actif, non plus seulement comme spectateur et amateur, ce que je suis depuis longtemps. J’ai senti que ce que je faisais, et mon domaine de travail, la physique des particules, pouvait intéresser des artistes. Et moi, de mon côté, j’ai commencé à imaginer que je pouvais collaborer directement avec des artistes.
MK : Il y avait un terrain favorable.
OD : Oui et il y a aussi un autre facteur qui joue un rôle non négligeable dans cette disponibilité à d’autres récits à partir de données scientifiques, même si j’ai l’impression que c’est un peu différent. Il s’agit de mon goût pour la science-fiction. J’en parle parce que ce goût est sans doute quelque chose d’assez moteur, et de beaucoup plus ancien parce que c’est familial : mon grand frère était amateur de science-fiction et c’est grâce à lui que j’ai découvert la SF.
MK : Et tu es plutôt light ou hard SF ?
OD : Je suis scientifique… j’aime bien quand les œuvres créent de véritables échos avec la science « dure » et qu’elles dévoilent un peu du souffle de ce qui l’anime et la rend compatible avec le fantastique, comme l’œuvre d’Arthur C. Clarke. L’art, la science : il y a quelque chose de commun à ces deux sortes de quête : l’énigme, l’émerveillement, la curiosité, le désir de savoir et de voir, le désir qui provoque l’imagination.
MK : En fait il y a un élément commun entre le goût pour la SF et le goût pour l’art, c’est le récit, le récit qui n’est pas timide par rapport à la science, le récit qui parle à la science d’égal à égal, et qui parfois l’instrumentalise avec le désir impatient d’aller peut-être pas plus loin, mais plus vite.
OD : Oui dans la SF et l’art, il s’agit de récupérer des notions ou des concepts concrets, qui correspondent à des réalités qu’on étudie et d’en faire les objets d’autres récits évocateurs, qui ouvrent les perspectives. Je trouve très inspirant le fait qu’un.e artiste puisse s’affranchir complètement des procédures un peu rigides auxquelles sont contraint.e.s les scientifiques. Les artistes usent de cette liberté sans être jugé.e.s par des pairs constitués en « comité scientifique », parce que ce sont elleux qui sont à l’initiative des projets. Elles ou ils décident de s’emparer d’un concept qui a un usage particulier et un sens « objectif » dans son domaine d’origine, et elles ou ils l’interprètent. On peut aimer ou ne pas aimer la production d’un.e artiste mais on ne peut pas critiquer sa démarche d’interpréter des concepts. Je trouve ça très intéressant.
MK : Trouverais-tu bon d’importer sur le terrain de la science ces libertés que prennent les artistes, tu considères comme caractéristiques de leurs démarches ? N’y a-t-il pas des théoriciens scientifiques qui paraissent jouer d’une telle liberté, celle d’oser des hypothèses qui peuvent être inouïes pour orienter la recherche ?
OD : Je pense que ce n’est pas possible. En fait, c’est incomparable. C’est une vue de l’esprit d’imaginer le scientifique comme pouvant être un visionnaire, une sorte de savant fou génial. Il y a une certaine rigidité scientifique qui est irréductible et c’est normal, c’est nécessaire. Parce que, quand on fait de la science, on ne peut pas faire ce qu’on veut. Il y a des cadres, des concepts, des notions, des méthodes, des calculs, et c’est très important, les calculs. Tu ne peux pas du tout t’en affranchir. Tu peux le faire dans l’art parce que tu sors justement du domaine scientifique. Je ne pense pas que tu puisses le faire en restant dans le paradigme scientifique. C’est vrai qu’il y a, par exemple, des théoriciens en physique, qui remettent en question la théorie de la relativité, pour s’affranchir de la notion de matière noire et essayer d’autres hypothèses. Mais ils s’en affranchissent avec une méthode, une cohérence scientifique. Ils essaient de construire d’autres raisonnements scientifiques, sans faire table rase de ce que d’autres scientifiques ont établi au préalable.
MK : En tout cas pour toi, le narratif auquel tu voudrais ménager une vraie place, avec ce collectif rassemblé autour de la chambre à brouillard, prend sens et valeur sur l’autre terrain, le terrain artistique. Mais pour compléter un peu le parcours, le tien, on voit bien comment tu vas t’aventurer et commencer à arpenter de tes deux pieds le terrain artistique. Si la science-fiction précédait ton apprentissage de la science, aujourd’hui tu es devenu un scientifique. Quelle est ta spécialité ?
OD : Je suis à cheval entre l’informatique et la physique, ou la physique et l’informatique plutôt dans ce sens-là. Mais mon côté informaticien est très important dans ce que je fais en physique. Je fais ce qu’on appelle de la simulation Monte Carlo.
MK : Monte Carlo, comme le caillou, la ville ?
OD : Oui : Monte-Carlo est plein de casinos et la simulation est à la base probabiliste, générant des nombres aléatoires. Ma spécialité, c’est d’évaluer ce qu’on appelle des bruits de fond pour l’expérience de détection de matière noire qui s’appelle Xénon.
Ce type d’expérience nécessite d’avoir de très bas taux de radioactivité. C’est la raison pour laquelle elle est hébergée au Laboratoire Gran Sasso (LNGS), sous une montagne dans la région des Abruzzes en Italie. On utilise aussi des matériaux qui sont très purs en termes de radioactivité, pour éviter de fausser les résultats de l’expérience.
Malgré toute l’attention qu’on apporte à la construction de ce genre d’appareil, bien évidemment il y a toujours un peu de contamination. Elles sont dues aux matériaux utilisés ou aux particules qui viennent de l’espace ou de l’atmosphère, et qui viennent heurter la roche de la montagne émettant des neutrons un peu partout. Une évaluation très précise des taux de radioactivité qui sont dans le détecteur doit donc être faite. C’est ce qu’on appelle du bruit de fond. Il faut éliminer ces variables pour interpréter correctement les résultats de l’expérience. Si on veut prouver qu’il y a des particules de matière noire qui interagissent dans le détecteur, il faut être sûr que ce sont bien des particules de matière noire et non pas du bruit de fond. Je me suis retrouvé dans cette branche de la recherche en physique parce qu’au départ, ce qui me plaisait le plus, c’était le calcul. Au lycée, je ne faisais que calculer, calculs sur calculs. Et calculer, c’est très important en physique, plus qu’en maths je dirais.
MK : Ça me rappelle l’expression qu’emploie Serge Haroche pour décrire ce qu’on doit faire quand on fait de la physique : « Tais-toi et calcule ! » [1], mot d’ordre opposé à celleux qui se posent trop de questions.
OD : Oui, eh bien, calculer c’était vraiment mon truc. Et de fait, cette dimension-là intéresse finalement très peu les mathématicien.ne.s pour lesquel.le.s ce n’est qu’un outil. En revanche, ça intéresse énormément les physicien.ne.s. Voilà : de calculs en calculs, je me suis mis à faire de l’informatique et de la physique, à faire de la computation, de l’analyse de modèles.
MK : Mais toi quand tu commences à t’embarquer dans l’aventure scientifique, tu sais déjà qu’on ne sait rien, qu’on ne connaît que 5% de ce qui compose l’univers. Alors ça peut avoir du sens, si on prend en compte cette donnée non négligeable, de s’intéresser aussi à d’autres récits, en plus des calculs, des computations et des modélisations de la matière connue. En tout cas, pendant que tu t’occupes du bruit de fond pour Xénon, la machine à brouillard est là aussi à faire son bruit de fond.
OD : C’est vrai que la machine, branchée, fait un bruit caractéristique, un bruit de gros frigo ! La chambre à brouillard va rester à l’arrière-plan un certain temps après cette première entrée en matière il y a quelques années, le temps de quelques collaborations avec Nicolas Darrot[2]. Mais pendant que se met en place cette collaboration, je change de laboratoire en 2015. Je quitte le Laboratoire de l’accélérateur linéaire pour le Laboratoire de Physique Nucléaire et de Hautes Énergies (LPNHE), à Jussieu. Ce laboratoire concentre un groupe très important de cosmologistes. Quand je suis arrivée, j’ai d’abord travaillé sur l’Observatoire Vera Rubin (qui devrait entrer prochainement en fonctionnement). Il s’agissait de tester et valider la chaîne d’analyse de logiciels pour ce télescope doté d’une caméra de plusieurs milliards de pixels destinée à produire une cartographie du ciel d’une précision incroyable. Mais je ne m’en sortais pas avec les logiciels. J’étais perdu dans l’analyse statistique de milliards et des milliards de pixels. A ce moment-là, Nicolas Darrot vient me trouver pour me dire qu’il a une idée et qu’il voudrait travailler avec moi. Son idée, c’était de faire une œuvre utilisant un seul pixel. Ça m’a tout de suite plu ! C’était pour l’exposition à la Maison rouge, Le Règne analogue. On a créé Faune, une sorte de phare qui projette une très grande image de l’univers en la dévoilant pixel par pixel. Pour parcourir toute l’image, il faut une quarantaine d’années. Il a encore devant lui environ 32 ans de vie pour projeter ses pixels un par un.
MK : Un temps limité, c’est rassurant. Ces milliards de pixels, ce sont des milliards de mauvais infinis !
OD : Quand je suis arrivé au LPNHE, il y avait une chambre à brouillard. Elle était alors en mauvais état, elle avait besoin qu’on en prenne soin, qu’on la répare. On ne voyait plus trop les traces laissées par les passages de particules et les roues étaient cassées. La plaque ne réfrigérait plus comme il le fallait. Elle était un peu fichue et en fait tout le monde avait peur d’ouvrir la machine parce que personne n’était certain d’avoir les compétences techniques suffisantes. Mais avec mon ami et collègue Tristan Beau, enseignant chercheur et directeur adjoint du LPNHE, nous nous sommes mis en tête de la réparer parce qu’on avait là quelque chose de sublime… D’abord, on a changé les roues pour que la chambre redevienne mobile. La machine a roulé de nouveau, elle reprenait vie, tu vois. Et puis on a réussi à la retaper tout à fait. Quelques mois après, alignement des planètes, la galerie L’Ahah, où j’avais déjà été invité à intervenir comme physicien, me demande si j’ai une idée d’exposition. Évidemment, tout de suite, j’ai pensé à la chambre à brouillard. Puisqu’elle pouvait de nouveau rouler !
MK : Tout de suite, l’idée a été de sortir la machine du laboratoire ?
OD : Oui, la première idée a été de la faire sortir du labo pour la mettre dans l’espace blanc d’une galerie d’art. Pour plusieurs raisons, mais déjà pour sortir du milieu universitaire et aussi pour réussir à embarquer des artistes dans cette aventure. Les artistes aiment intervenir dans des endroits qui sont beaux. Je trouvais donc normal que ça soit dans un bel endroit. Ça me permettait par exemple d’aller voir Youcef Korichi et de lui demander de peindre un tableau qui serait accroché à côté du détecteur de particules qui l’aurait au préalable inspiré. Pour moi, c’était important de faire le voyage dans ce sens-là, du terrain de la science vers celui de l’art.
MK : Sortir du laboratoire pour un scientifique et ses instruments, c’est aussi un moyen de sensibiliser à la recherche en physique un autre public, celui des amateurs d’art.
OD : Oui, la physique des particules est un domaine de la physique méconnu du grand public. Les dimensions et les masses infiniment faibles des particules nécessitent pour les mesurer d’avoir recours à de très grands détecteurs tels que ceux construits au CERN (Suisse) ou au laboratoire souterrain du Gran Sasso (Italie). Leurs caractéristiques sont alors enregistrées dans des centres de calculs et analysées sous formes de courbes et d’histogrammes qu’il faut avoir étudiés pour les décrypter, pour voir leurs significations. Or la chambre à brouillard, a contrario, est un détecteur analogique à taille humaine, tombé en désuétude depuis le développement du numérique. Or ce détecteur permet de voir réellement, de ses propres yeux, le passage des particules issues de la radioactivité naturelle ou d’évènements astrophysiques lointains. Il s’agit du premier détecteur de particules. En fonction de la forme, de l’épaisseur et du temps d’évanescence de la trace, on peut identifier le type de particule qui passe. Certaines d’entre elles, comme je l’ai dit, sont issues d’évènements astrophysiques très lointains. Autrement dit, la machine donne à voir la trace et les effets d’évènements parfois très anciens mais qui ne sont détectables sur Terre qu’aujourd’hui en raison de la distance immense qui nous en sépare. Je savais que cela pouvait parler à des artistes.
MK : C’est cette réalité physique du temps qui a inspiré la pièce d’Alyssa Verbizh.
OD : Oui tout à fait. Dans sa vidéo, Alyssa met en relation deux événements priori distincts : l’explosion de l’étoile hypergéante Eta Carinae – dans la constellation de la Carène – survenue il y a environ 10 000 ans et, l’expédition polaire menée par Franklin en 1845. Ainsi la création vidéo Eta Carinae évoque un moment particulier de l’histoire où un phénomène astrophysique, des explosions massives à la surface d’une étoile, rencontre un événement humain particulièrement générateur d’imaginaire : la disparition de tout l’équipage de l’expédition Franklin en Arctique.
MK : De manière générale, tou.te.s les artistes ont été très inspiré.e.s par cette tension, en partie résolue par la chambre à brouillard, entre l’invisible et le visible qui court derrière, qui paraît être imparfait puisque son domaine est limité et ne s’étend pas, par définition, à ce qui est invisible. Il est de la nature de l’invisible de le rester, du moins on peut le penser. Cela représente un défi pour les artistes qui pratiquent des arts visuels, typiquement la peinture, la photographie, la sculpture…Ils ou elles sont tellement interpellé.e.s par ce hiatus, cette saute entre les domaines du visible et de l’intelligible qui échappe au premier, qu’elles ou ils relèvent alors le défi, et deviennent des plasticien.ne.s, (se) jouant presque de la physique des matériaux, jonglant avec les différents effets de matière et de techniques, comme typiquement le font Nicolas Darrot, avec la série d’Agates ou le Pays de neige, Juliette Agnel, avec ses séries cosmiques et telluriques qui font sentir les extraordinaires forces physiques à l’œuvre, ou encore Clément Bagot, tel un topographe virtuose, qui nous plonge dans des paysages, des reliefs en coupe, des diagrammes analysant et concentrant des énigmes calorifères... A propos de technique, comment fonctionne la chambre à brouillard ?
OD : Le principe de fonctionnement d’une chambre à brouillard est relativement simple.
Cet appareil se présente comme une grande cuve semi-étanche d’un mètre cube environ, en haut de laquelle une rigole permet de contenir de l’alcool liquide (isopropanol). Une partie de l’alcool s’évapore naturellement grâce à sa pression de vapeur. Cette évaporation est renforcée par de fines résistances chauffantes placées en haut de la cuve. Lorsque les vapeurs d’alcool entrent en contact avec la plaque noir en aluminium au bas de la cuve, portée à la température de -30°C, elles se condensent sous forme de gouttelettes créant un brouillard. Toutefois, une petite fraction des vapeurs d’alcool ne se condensent pas et flottent au-dessus de la surface, formant un volume instable sursaturé en vapeur. Il suffira d’une perturbation pour que ces vapeurs retournent à un état plus stable liquide. La transition de l’état gazeux à liquide est facilitée lorsque le milieu contient des impuretés (généralement sous forme de poussière). Ainsi, lorsqu’une particule chargée traverse la zone surtaturée de vapeur d’alcool, elle peut perdre de l’énergie en ionisant sur son passage les atomes qu’elle rencontre. Les ions qui en résultent, deviennent ainsi ces « impuretés » autour desquelles les gouttes vont se former. Des traces translucides constituées de milliers de gouttelettes d’alcool liquide se matérialisent alors dans la chambre, comme des nuages en suspension dans le ciel.
MK : D’où l’idée de mettre dans l’exposition des images récupérées de films de Masanao Abe ?
OD : Oui ces traces évoquent une physique des nuages, et il y a bien un lien entre la recherche sur les particules et les nuages : la première chambre à brouillard a été créée en 1911 par le physicien écossais Charles Wilson, qui était fasciné par le spectacle de l’apparition des spectres de Brocken sur le brouillard, alors qu’il travaillait à son laboratoire météorologique au sommet du mont Ben Nevis en Ecosse. Il a voulu comprendre leur mécanisme de formation en cherchant à les reconstituer dans son laboratoire. C’est dans une optique similaire que, Masanao Abe, passionné de météorologie, a voulu comprendre la formation des nuages autour de Mont Fuji, grâce à son laboratoire de recherche fondé dans les années 1930. La vidéo Fujisan, le mouvement des nuages, projetée pendant l’exposition, prêtée par le musée de l’Université de Tokyo (UMUT), montre différents types de nuages en formation autour de cette montagne vénérée au Japon, inscrite au patrimoine mondial culturel de l’Unesco. La beauté, la finesse et la poésie de cette vidéo m’ont évoqué le travail sur les nuages de Nicolas Darrot. La série de dix dessins présentée dans l’exposition, réalisée à l’encre de chine, n’est pas sans rappeler des gravures d’un siècle passé. Nicolas Darrot a utilisé des stylos à pointes tubulaires extrêmement fines pour venir graver littéralement sur la feuille ces magnifiques nuages. Ces dessins sont intemporels et se situent entre dessins scientifiques et artistiques, comme la vidéo de Masanao Abe ainsi que d’autres pièces scientifiques disséminées dans l’exposition. Le parti pris de ne pas avoir de cartel dans l’exposition brouille volontairement cette frontière. La limite entre l’artistique et le scientifique s’estompe, l’objet se trouve en quelque sorte dans une superposition d’état, pour reprendre une notion de physique quantique.
MK : Il y a ainsi à l’origine un lien réel, historique, entre la chambre à brouillard et le travail que mène Masanao Abe sur les nuages. A cette époque, aux débuts de la physique des particules, toute une communauté scientifique s’intéressait aux phénomènes météorologiques, aux cycles de formation des nuages qui se jouent à un niveau atomique. La première chambre à brouillard a été mise au point dans ce contexte. Et ensuite ? C’est à la fin des années 1920 qu’elle a eu ses heures de gloire, n’est-ce pas ? Un Nobel dans son sillage ?
OD : La chambre à brouillard, mise au point au début du 20e siècle, a rapidement été utilisée comme un outil de recherche. Elle a permis de bâtir tout un pan de la physique des particules, avec la découverte, entre autres, de positrons (la particule symétrique de l’électron qualifiée d’anti-matière) dans le rayonnement cosmique . Wilson est lauréat du prix Nobel de physique de 1927, pour la confection de la chambre à brouillard et pour sa technologie qui rend visibles, par condensation de vapeur, les trajectoires de particules électriquement chargées.
MK : C’est le premier détecteur de particules. Il y en a eu d’autres par la suite.
OD : Oui, les détecteurs de particules ont bien sûr évolué. Il y a eu la chambre à bulle, inventée dans les années 1950. Elle a été largement utilisée pour détecter le passage de particules chargées de hautes énergies produites par des accélérateurs. Il s’agit là encore d’un détecteur analogique : ce sont des clichés photographiques qui ont été utilisés pour analyser des interactions complexes de particules et leur processus de désintégration. Une juxtaposition de photos animées de chambres à bulles clôt, d’ailleurs, le parcours de cette exposition. Ces images ont une plastique incroyable, qui n’est pas sans rappeler les machines à dessiner de Jean Tinguely. Pour terminer ce panorama des détecteurs analogiques, je peux aussi mentionner la chambre à étincelles. Ce détecteur est formé d’un grand nombre de plaques conductrices parallèles, entre lesquelles se trouve un gaz rare, généralement du néon. Lorsque les plaques sont portées à certain potentiel électrique, on voit apparaître une étincelle aux endroits où est passée la particule ionisante. Son trajet est ainsi « visualisé » par une suite de points brillants qui correspond à chacune des étincelles que la particule a fait naître. Là aussi, il s’agit d’étudier des photographies, non plus de traces issues de microgouttelettes mais, formées par des points brillants, qui correspondent chacun à des étincelles.
MK : On détecte les particules subatomiques avec l’eau et le feu. Ce ne serait pas pour déplaire aux philosophes de la Grèce antique. Mais voilà, après les chambres analogiques, le numérique va l’emporter.
OD : Oui, avec l’immense apport de Georges Charpak (lauréat du prix Nobel 1992, pour ses travaux sur les détecteurs de particules à hautes énergies), les détecteurs sont devenus bien plus rapides et bien plus précis. Les physiciens ont gagné en efficacité mais, cela a un coût, selon moi. On a sacrifié la beauté et la poésie des traces de particules laissées par un détecteur analogique.
MK : Mais la chambre à brouillard n’est pas, tout à fait, mise au placard. En tout cas, tu l’as sortie de son périmètre habituel, pour l’exposer au public, quel qu’il soit.
OD : La chambre à brouillard, oui, n’est pas encore mise au placard. Il faut mentionner l’expérience CLOUD [34] (Rayons cosmiques produisant des gouttelettes extérieures). Celle-ci utilise une chambre à brouillard pour étudier un lien possible entre les rayons cosmiques galactiques et la formation des nuages. Elle est alimentée par le Synchrotron à protons du CERN. Un siècle après sa conception, la chambre à brouillard a encore une utilité scientifique !
MK : Mais toi quand tu te retrouves face à la chambre à brouillard au LPNHE, ton idée, ce n’est pas de faire avancer la recherche sur la matière noire avec cette machine centenaire mais de produire de l’art avec elle, en l’exfiltrant du terrain scientifique. Tu as tout de suite eu l’idée des six artistes que rassemble cette exposition ?
OD : Oui. Il y avait Nicolas Darrot, bien sûr. Je connaissais Clément Bagot et son travail d’une minutie et d’une fantasmagorie folles. Il y a eu aussi un concours de circonstance à mentionner. Au printemps 2022, Alyssa Verbizh candidate pour une résidence à Sorbonne Université et me demande de participer au projet. Or son projet était axé sur la chambre à brouillard. Cela m’a fait travailler sur le sujet et réfléchir à cette idée d’utiliser la Chambre à brouillard comme un « déclencheur artistique ». Alyssa Verbizh faisait ainsi naturellement partie de la liste des artistes que je voulais inviter à s’inspirer de la chambre à brouillard, pour produire ou proposer une œuvre. Je voulais un peintre et j’adore le travail de Youcef Korichi. C’est à lui que j’ai tout de suite pensé, notamment pour son hyper réalisme et son exploration de la matière. Je lui ai proposé, il a dit oui.
MK : Avais-tu quelque chose en tête quand tu es allé lui parler du projet ?
OD : Oui. J’avais vu ce qu’il faisait avec les matières, avec l’eau par exemple. Mais je ne lui ai rien dit, je l’ai laissé suivre sa propre piste. Et quand il m’a parlé de portrait, de peindre le portrait (manquant) de Tycho Brahé, j’ai été surpris mais ça collait formidablement !
MK : Ensuite, tu voulais de la photographie aussi.
OD : Oui, et une égalité des genres (trois femmes, trois hommes) ! Et les planètes se sont alignées. Au moment où j’ai commencé à rencontrer les artistes et à leur présenter la machine à brouillard pour les faire rêver un peu, Juliette Agnel présentait une exposition dans sa galerie. J’ai vu son exposition et là, c’était évident que c’était elle. Je lui ai parlé du projet, elle est venue voir la chambre à brouillard au laboratoire, et elle a immédiatement accepté. Une vraie rencontre. Le projet était en train de se monter ! L’Ahah accueillait l’exposition. Il me manquait un.e artiste travaillant le volume. Là encore, ça s’est aligné. L’Ahah a évoqué le travail d’Anne-Charlotte Yver et m’a fourni le catalogue d’une de ses expositions. J’ai tout de suite été impressionné et captivé par son travail qui mêle acier et plexiglas pour composer ses grandes sculptures tubulaires. Anne-Charlotte a été très intéressée par le projet et la pièce qu’elle m’a proposé d’adapter, avec ces tubes transparents qui semblent traverser les murs, correspondait particulièrement bien. Voilà la constellation qui allait créer l’exposition. Et, en parlant d’alignement, en octobre 2023 démarrait l’année de la physique au CNRS.
MK : C’est allé assez vite finalement, c’était le bon nombre, la bonne configuration.
OD : Oui, et puis c’était évident que je voulais travailler avec une écrivaine, philosophe, je ne sais pas trop comment définir ce que tu fais, mais bref, je voulais que tu fasses partie de l’aventure. Je souhaitais poursuivre les échanges qu’on a amorcés lors de tes Nuits de la philosophie[4].
MK : Oui, et on va continuer !
OD : Il y a une dynamique, notamment de groupe. Et cela permet l’émergence et la réalisation de ce type de projets. C’est bien aussi de laisser un peu vivre la chose et ça se cristallise en fait. Et tu vois… Bien sûr tu peux rentrer, Tristan [5]. Viens je te présente. On va faire une pause.
MK : Oui, pause.
OD : Comme ça, on va te montrer une autre chambre de détection de particules qu’on a ici au laboratoire : la chambre à étincelles, dont je t’ai parlé. Elle aurait aussi besoin qu’on s’occupe d’elle. On voudrait la réparer. On y va ?
[1] Lu dans La Lumière révélée de Serge Haroche, Odile Jacob Sciences, 2020, pp. 42-43.
[2] Argentiere (2014); Faune, Les Parfums (2016); Planétarium, Hecate (2017), la nuit et le moment 2018, Fantôme du soleil 2023
[3] https://home.cern/fr/science/experiments/cloud
[4] Mériam Korichi a invité à plusieurs reprises Nicolas Darrot et Olivier Dadoun à contribuer aux événements des Nuits de la philosophie qu’elle conçoit et monte depuis 2010. Plus de détails : www.nightofphilosophy.com
[5] Tristan Beau, physicien, directeur adjoint du LPNHE évoqué plus haut.