Extraire du brouillard l’invisible
Par Gilles Kraemer, Artaïs N°31
Sollicités par Olivier Dadoun, physicien au Laboratoire de Physique Nucléaire et de Hautes Énergies, six artistes questionnent un « invité spécial » ayant pris place au sein de l’ahah, un détecteur ou une « chambre à brouillard » permettant de visualiser les particules.
Juliette Agnel interroge les étoiles et l’univers. Pour elle, quoi de plus stupéfiant que l’on puisse voir grâce au brouillard des choses invisibles, alors que cela devrait être le contraire. Ses photographies, ses Étoiles pures et sa Grande montagne nous propulsent vers des rêveries, un dialogue avec la voute céleste étoilée.
Clément Bagot est dans « la rémanence d’une surface noire » avec ses dessins immersifs à l’encre blanche sur papier noir, dans une correspondance entre l’écran noir de la machine et ses œuvres. L’hyperdensité d’apparitions et de disparations, un détail en amenant un autre dans un maillage se resserrant. Dans des références à l’image satellitaire, à la Voie lactée, au cosmos jusqu’à s’y noyer, jusqu’à arriver dans des zones indéfinies, dans de subjectives interprétations.
Exploration du ciel chez Nicolas Darrot. Trois tranches d’agate, dont Saggitarius du nom d’une étoile, dans lesquelles se perçoivent des transparences de profondeurs. Une série de dessins Le Château, figurant différentes typologies de nuages dans un renvoi au film sur le météorologue japonais Masanao Abe (1891-1966) qui photographia pendant 50 ans les nuages sur le mont Fuji.
« Sculptrice/architecte », Anne-Charlotte Yver joue d’une construction de tubes d’inox et de plexiglas dans la suggestion invisible/visible, disparition/apparition. Questionnée par la traversée en permanence de notre corps par des particules venues de l’espace, par cette appropriation métaphorique et poétique d’un phénomène scientifique, elle ente sur les murs deux sculptures « passe-muraille » comme si elles surgissaient de l’espace.
Inventant des récits, Alyssa Verbizh envisage ce détecteur comme une machine à voyager dans le temps. Partant d’un postulat mi-scientifique mi-fictionnel, sa vidéo contemplative Eta Carinae mêle sensations physiques, données atmosphériques et environnement sonore pour recréer ce moment particulier de l’histoire où un phénomène astrophysique, l’explosion d’une étoile il y a 10 000 ans, rencontre un événement humain générateur d’imaginaire : la disparition de tout l’équipage de l’expédition Franklin en Arctique au XIXème siècle.
Captivé par cette machine visualisant l’invisible, Youcef Korichi a souhaité se confronter à un observateur du ciel alors que lui regarde le monde et le reproduit. L’astronome danois Tycho Brahe (1546 – 1601) était tout trouvé pour ce dialogue. Une personnalité forte, arborant l’ordre de chevalerie de l’Éléphant et sa prothèse métallique pour cacher son nez coupé après une rixe. Pour le représenter, autant le faire à la façon d’Antoine van Dyck, peintre du XVIIème.
Des réponses entre recherche et fiction pour ces nouveaux explorateurs.
« Chambre à brouillard » ou quand la science devient poème
par Jeanne Mathas historienne de l’art, critique et commissaire indépendante
Découvrir à tâtons, dans l’obscurité, les œuvres-compagnes de Nicolas Darrot et Olivier Dadoun. Elles nous ouvrent les portes d’un voyage au cour de la matière, du cosmos, du micro et du macro. Elles sont aussi celles qui les referment silencieusement. Parenthèses subtiles qui tiennent en leur sein un univers dont l’harmonie nous ramène à l’émerveillement de l’enfance. Commencer et finir avec la collaboration pudique de l’art et de la science; revaloriser une mémoire qui s’estompe.
« Chambre à brouillard », c’est une exposition à la douceur poétique, une manifestation exigeante qui ausculte les possibles et l’uchronie.
Des explorations polaires d’Alyssa Verbizh aux cartographies sidérantes de Clément Bagot en passant par les agates aux allures de portails spatio-temporels de Nicolas Darrot; la première salle fait danser les ombres au rythme du ronronnement paisible de la chambre à brouillard. Elle est une fenêtre sur des mondes révolus et à venir, un rendez-vous pour des temps qui se chevauchent.
Les traces qu’elle collecte fugitivement rayonnent d’un imaginaire contagieux. Elles filent d’artiste en artiste, elles rebondissent sur les cieux étoilés de Juliette Agnel, leurs échos résonnent dans ses paysages pierreux. Les brisées prennent ensuite corps dans la sculpture à deux têtes d’Anne-Charlotte Yver, elles ricochent et repartent jusqu’à remonter le temps. Là, devant le portrait de Tycho Brahé, elles se jettent dans la brume d’une gaze à la Van Dyck (Youcef Korichi).
Capturées enfin, les particules élémentaires défilent en boucle. Le ronronnement de la machine à brouillard est loin maintenant. La parenthèse est fermée.
L’agence de la chambre à brouillard & compagnie
Par Léon Mychkine, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant